6

 

WOLFF n’eut pas le temps de répondre car l’un des aigles ouvrit la porte de la cage en se servant de ses serres avec d’autant d’efficacité que si elles avaient été des doigts tandis que, d’une poussée brutale, un second oiseau le propulsait en avant. La porte se referma en grinçant.

« Te voici donc des nôtres », s’exclama Kickaha d’une voix sonore. « La question est de savoir ce que nous allons faire à présent. Notre séjour en ces lieux risque d’être bref et désagréable. »

De l’autre côté des barreaux, Wolff aperçut alors un trône sculpté à même le rocher, sur lequel une femme était assise. Une demi-femme, plus exactement, car elle avait des ailes en guise de bras et la partie inférieure de son corps était celle d’un oiseau. Les pattes, néanmoins, étaient proportionnellement beaucoup plus massives que celles des aigles terrestres de taille moyenne. Elles ont plus de poids à supporter, se dit Wolff, et il comprit qu’il se trouvait en présence d’un nouveau monstre issu des laboratoires du Seigneur. L’étrange créature devait sûrement être cette Podarge dont Ipsewas avait parlé.

À partir de la taille, elle était femme, et rares étaient les hommes à avoir eu le privilège de contempler un aussi parfait spécimen de féminité : une peau laiteuse et opaline, des seins qui étaient deux merveilles, un cou qui était un pilier de grâce pure… La longue chevelure noire encadrait un visage encore plus ravissant que celui de Chryséis – comparaison que Wolff n’eût pas cru possible.

Néanmoins, il y avait quelque chose d’horrible dans cette beauté ; de la démence. Les yeux de l’être hybride brillaient comme ceux d’un faucon prisonnier en proie à d’intolérables tourments.

Wolff détourna les yeux et examina la cage.

« Où est Chryséis ? » demanda-t-il dans un souffle.

« Qui ? » fit Kickaha.

En quelques phrases laconiques, Wolff décrivit la dryade à son compagnon d’infortune et lui raconta ses propres aventures.

Kickaha hocha la tête. « Je ne l’ai jamais vue.

— Mais les gworls…

— Il y en avait deux groupes. Votre Chryséis et la trompe sont sûrement entre les mains de l’autre bande. Ne vous inquiétez pas pour eux. Si nous ne sommes pas suffisamment éloquents pour nous sortir d’ici, notre compte sera réglé. Et d’une manière plutôt, hideuse. »

Wolff voulut savoir qui était le vieillard. Kickaha lui répondit que c’était un ancien amant de Podarge. C’était un aborigène, un des premiers occupants de cet univers façonné par le Seigneur. À présent, la harpie le chargeait d’exécuter les basses besognes pour lesquelles il était indispensable d’avoir des mains humaines. C’était sur son ordre que le vieil homme avait délivré Wolff après que les vampires l’eurent capturé car, sans aucun doute, ses « familiers » avaient depuis longtemps signalé à la harpie la présence d’un intrus sur son domaine.

Podarge, qui ne cessait de s’agiter sur son trône, déplia ses ailes qui s’ouvrirent avec un bruit semblable à un grondement de tonnerre lointain.

« Cessez de chuchoter, vous deux ! » hurla-t-elle. « As-tu encore quelque chose à dire pour ta défense, Kickaha ? Si oui, parle avant que je lâche mes familiers.

— Je ne peux que répéter ce que j’ai déjà dit au risque de paraître fastidieux », répliqua l’interpellé. « Je suis l’ennemi du Seigneur autant que tu l’es toi-même. Il me hait et n’hésiterait pas à me tuer. Il sait que j’ai volé sa trompe : je constitue un danger pour lui. Ses Yeux sillonnent les quatre niveaux du monde, fouillent la montagne de haut en bas pour me retrouver et…

— Où donc est-elle, cette trompe que tu prétends avoir volée au Seigneur ? À mon sens, tu mens pour sauver ta misérable carcasse !

— Je te l’ai déjà dit. J’ai ouvert une porte donnant sur un monde adjacent et je l’ai lancée à un homme qui se trouvait devant la brèche. Cet homme est maintenant devant tes yeux. »

Podarge tourna la tête et son regard flamboyant enveloppa Wolff. « Je ne vois pas de trompe. Je ne vois qu’un peu de chair noueuse et racornie derrière une barbe noire !

— Il m’a appris qu’une autre troupe de gworls la lui a dérobée », rétorqua Kickaha. « Il les poursuivait pour la leur reprendre quand les vampires se sont emparé de lui. C’est alors que tu l’as sauvé, tant est grande ta magnanimité. Relâche-nous, belle et gracieuse Podarge, et nous nous mettrons en quête de cette trompe. Lorsque nous l’aurons, nous serons en mesure de vaincre le Seigneur. Il est possible de le battre ! Il est puissant, je n’en disconviens pas, mais pas tout-puissant. S’il l’était, il y a longtemps qu’il nous aurait retrouvés, nous et la trompe ! »

Podarge se leva, lissa ses plumes, descendit les marches du trône et s’approcha de la cage. Elle ne sautillait pas à la manière d’un oiseau mais marchait à grands pas d’une allure raide.

« J’aimerais pouvoir te croire », fit-elle, un ton plus bas, mais d’une voix toujours aussi intense. « Si seulement je le pouvais ! Il y a des années que j’attends… des siècles, des millénaires ! Si longtemps que mon cœur se serre quand je songe au temps écoulé ! Si je pouvais croire que l’arme grâce à laquelle il me sera possible de riposter est enfin entre mes mains… » Elle dévisagea les deux prisonniers, écarta ses ailes. « Mes mains, ai-je dit. Mais regardez : je n’ai pas de mains. J’ai perdu le corps qui, jadis, était le mien. Ce… » Soudain, elle éclata en invectives, des blasphèmes si furieux que Wolff en avait la chair de poule. Ce n’étaient pas les mots eux-mêmes qui le faisaient se rétracter ainsi, mais la rage qu’ils exprimaient, une rage qui était celle de la divinité… ou de la démence.

« S’il est possible d’abattre le Seigneur – et je crois que c’est possible –, tu retrouveras ton corps humain », laissa tomber Kickaha lorsque Podarge se tut.

Suffoquant de colère, elle regardait les deux captifs, une flamme meurtrière dansant dans ses prunelles. À cette vue, Wolff eut le sentiment que tout était perdu mais, dès que la harpie eut repris la parole, il comprit que ce n’était pas contre Kickaha et lui qu’était tournée cette fureur homicide :

« Selon les bruits qui courent, l’ancien Seigneur est parti depuis longtemps. J’ai envoyé un de mes familiers aux renseignements et il est revenu avec une curieuse histoire. Il y aurait un nouveau Seigneur mais on ne sait s’il agit du même doté d’un corps neuf. Le Seigneur a refusé d’accepter ma requête quand je lui ai demandé de me restituer mon corps légitime. Aussi, que ce soit le même ou que ce soit un autre, cela n’a pas d’importance. Le nouveau est aussi pernicieux et haïssable que l’ancien. Si ce n’est pas l’ancien qui s’est succédé à lui-même… Mais il faut que je sache ! Tout d’abord, quel qu’il soit, l’actuel Seigneur doit mourir. Je découvrirai après s’il avait ou non un nouveau corps, et si l’ancien Seigneur a quitté cet univers, je le pourchasserai de monde en monde et je le retrouverai !

— Pour cela, la trompe est indispensable », dit Kickaha. « Elle seule permet d’ouvrir la porte des autres mondes.

— Qu’ai-je à perdre ? » rêva Podarge. « Si tu mens et me trahis, je finirai toujours par t’avoir, au bout du compte, et ce sera peut-être une chasse divertissante. D’un autre côté, si tu es sincère, nous verrons comment les choses tourneront. »

Elle lança un ordre à l’aigle debout à côté d’elle et l’oiseau ouvrit la cage. Kickaha et Wolff la suivirent jusqu’à une longue table entourée de sièges. Alors seulement Wolff se rendit compte qu’il se trouvait dans une véritable chambre au trésor : le butin venu de Dieu seul savait combien d’univers s’entassait à perte de vue. D’immenses coffres béants débordaient de joyaux étincelants, de colliers de perles, de coupes d’or et d’argent ciselées d’une manière exquise. Il y avait de petites statuettes d’ivoire, d’autres taillées dans un bois noir et moirés au grain serré, des peintures splendides, des armures et des armes de toute espèce, sauf des armes à feu, négligemment empilées ici et là.

Obéissant à l’invite de la harpie, les deux hommes prirent place dans des fauteuils ornementés aux pieds de griffons. Podarge agita une aile et un adolescent émergea de l’ombre, portant un lourd plateau d’or sur lequel étaient disposés trois hanaps de cristal incrusté. Ils étaient en forme de poissons dont la gueule béante était pleine d’un vin rouge et épais.

« C’est encore un de ses amants », murmura Kickaha en réponse au regard curieux de Wolff. « Ses aigles sont allés le chercher sur le niveau appelé Dracheland, que l’on nomme aussi Teutonie. Pauvre garçon ! Mais cela vaut mieux que d’être mangé tout cru par ses petits amis, et il conserve toujours l’espoir de s’évader pour retrouver une existence supportable. »

Kickaha but avec une satisfaction manifeste une lampée de ce vin lourd, couleur de sang. Wolff eut l’impression que le breuvage était vivant. Podarge porta à ses lèvres la coupe qu’elle maintenait entre l’extrémité de ses ailes et s’exclama :

« À la mort et à la damnation du Seigneur ! Autrement dit, à votre succès ! »

Après avoir porté ce toast, la harpie caressa doucement le visage de Wolff du bout de ses rémiges. « Raconte-moi ton histoire », lui ordonna-t-elle.

Le Terrien parla longtemps, ne s’interrompant que pour ingurgiter de temps en temps une bouchée de cochon-chèvre rôti, un morceau de pain doré, pour grignoter un fruit ou boire. Peu à peu, sa tête devenait lourde mais il continuait de parier, s’arrêtant seulement pour répondre aux questions de Podarge. On remplaça les torches consumées. Il parlait toujours.

Il se réveilla en sursaut. Un rayon de soleil, filtrant d’une autre caverne, illuminait la coupe vide et la table sur laquelle sa tête était tombée quand il s’était endormi. Kickaha, le sourire aux lèvres, se tenait debout à côté de lui.

« Mettons-nous en route », lança le rouquin. « Podarge souhaite que nous partions tôt. Elle a soif de vengeance et je tiens à disparaître avant qu’elle change d’avis. Tu ne te rends pas compte de la chance que nous avons. Nous sommes les premiers prisonniers qu’elle accepte de libérer. »

Wolff se redressa en gémissant. Son dos et son cou étaient douloureux. Il avait la tête lourde mais il avait connu des réveils plus pénibles après une beuverie.

« Qu’as-tu fait quand je me suis endormi ? » demanda-il.

Le sourire de Kickaha s’élargit encore : « J’ai payé la dernière part de la rançon. Mais ça n’a pas été désagréable. Pas désagréable du tout. Un peu curieux au début mais je m’adapte facilement. »

Ils gagnèrent la caverne adjacente et en franchirent l’entrée. S’immobilisant sur la plate-forme rocheuse qui en constituait le seuil et qui s’avançait sur la face même de la falaise, Wolff se retourna une dernière fois. Tels des monolithes verts, des aigles montaient la garde devant la porte de la grotte intérieure. Podarge, la démarche raide, passa devant les oiseaux géants dans un envol de chair blanche et de plumes noires.

« Viens », dit Kickaha. « Podarge et ses compagnons ont faim. Tu ne l’as pas vue essayer d’obliger les gworls à implorer merci. Il faut quand même reconnaître qu’ils sont solides. Ils n’ont pas bronché. Ils lui ont craché à la figure. »

Un cri déchirant retentit, qui fit sursauter Wolff. Son compagnon le prit par le bras et l’entraîna rapidement. Derrière eux, aux hululements des aigles se mêlaient des hurlements de peur et d’agonie.

« Si nous n’avions pas eu quelque chose à offrir en échange de la vie sauve, ce serait nous », murmura le rouquin.

 

Quand la nuit tomba, ils avaient gravi neuf cents mètres de paroi. Kickaha ouvrit le sac de cuir fixé à son dos et en sortit divers objets, dont une boîte d’allumettes qui leur servit à allumer un feu, de la viande, du pain et un petit flacon de vin de Rhadamanthe. Le sac et son contenu étaient des présents de Podarge.

« Encore quatre jours avant d’atteindre le niveau suivant », dit le jeune homme. « Alors, nous entrerons dans le monde fabuleux d’Amérindia. »

Wolff l’assaillit alors de questions mais Kickaha lui répondit qu’il fallait d’abord qu’il lui explique la structure physique de la planète. Wolff écouta patiemment, et quand le rouquin se tut, il ne lui éclata pas de rire au nez. En fait, les explications de Kickaha correspondaient à ce qu’il avait constaté jusqu’à présent. Wolff avait aussi l’intention d’interroger son compagnon de voyage sur ses origines – il était visiblement natif de la Terre –, mais il dut se résigner : Kickaha, après lui avoir fait observer qu’il y avait longtemps qu’il n’avait pas dormi et qu’il avait eu une nuit particulièrement épuisante, sombra dans le sommeil.

Wolff resta un moment à contempler le rougeoiement du feu qui se mourait. Il avait vu et expérimenté beaucoup de choses en peu de temps mais il n’était pas au bout de ses peines, loin de là. À condition qu’il survive… Un cri monta des profondeurs auquel répondit le hurlement d’un grand aigle vert.

Où était Chryséis ? Était-elle encore vivante ? Et où était la trompe ? Il fallait la retrouver : de cela dépendait le succès de leur entreprise, avait dit Kickaha. Sans elle, ils seraient inévitablement perdants. Sur cette pensée, il finit par s’endormir à son tour.

 

Quatre jours plus tard, ils franchirent le rebord. Le soleil était au milieu de sa course. Sous leurs yeux s’étendait maintenant une plaine d’au moins deux cent cinquante kilomètres de long, qui s’étirait jusqu’à l’horizon bordée de chaque côté, à une distance de cent cinquante kilomètres, d’une chaîne de montagnes comparables à l’Himalaya mais qui n’étaient que des taupinières à côté de l’Abharhploonta, le monolithe qui dominait cette partie de la planète à étages multiples. Selon Kickaha, l’Abharhploonta se dressait à plus de dix mille kilomètres du pourtour de ce niveau : on aurait pourtant dit qu’il n’en était qu’à soixante-quinze. Il paraissait aussi élevé que la montagne qu’ils venaient de gravir.

« À présent, tu dois commencer à avoir les idées plus claires », dit Kickaha. « Ce monde n’est pas en forme de poire. C’est une tour de Babel planétaire, une succession de colonnes étagées et de taille décroissante. Le palais du Seigneur se dresse au faite de cette tour aussi grande que la Terre. Comme tu vois, nous avons une longue route à faire. Mais, tant qu’elle dure, c’est une vie formidable ! J’ai connu des moments merveilleux, exaltants ! Si le Seigneur me foudroyait à la seconde où je te parle, je ne pourrais pas me plaindre. Quoique, bien sûr, je me plaindrais quand même parce que je suis un être humain et que je me refuse à périr en pleine jeunesse. Car tu peux me croire, mon ami, je suis à la fleur de l’âge ! »

Wolff ne put s’empêcher de sourire. Son compagnon était si gai, si bouillant ! On aurait dit une statue de bronze s’animant brusquement et débordant de joie en constatant qu’elle était vivante.

« Allons-y ! » s’exclama Kickaha. « Avant toute chose, il faut trouver de quoi t’habiller. Le nudisme est considéré comme quelque chose de chic au niveau inférieur mais pas ici. Si tu n’as pas au moins un pagne et une plume dans les cheveux, on te méprisera. Et le mépris, cela veut dire l’esclavage et la mort. »

Kickaha se mit en marche et Wolff lui emboîta te pas.

« Vois comme l’herbe est verte et grasse, Bob. On y enfonce jusqu’aux genoux. Quels riches pâturages pour tout ce qui broute ! Malheureusement, elle est assez épaisse pour cacher les bêtes qui dévorent les herbivores. Aussi, prends garde ! Le puma, le coyote, le lynx tigré et la belette rôdent dans les herbes. On y trouve aussi le Felis Atrox que j’appelle le lion atroce. Il hantait jadis les plaines d’Amérique. La race en est éteinte depuis quelque dix mille ans. Mais ici, il est tout ce qu’il y a de vivant. Plus grand que le lion d’Afrique et deux fois plus redoutable. Oh ! regarde ! des mammouths ! »

Wolff aurait voulu s’arrêter pour contempler les pachydermes monumentaux que l’on apercevait à quelques centaines de mètres de là mais Kickaha ne l’entendait pas de cette oreille : « Ces bêtes-là pullulent dans la région et il y aura des moments où tu regretteras d’en avoir autant. Contente-toi de surveiller l’herbe. Si elle ondule dans le sens inverse du vent, préviens-moi. »

Ils firent trois kilomètres à vive allure. À un moment donné, ils passèrent à proximité d’un troupeau de chevaux sauvages. Les étalons hennirent et s’élancèrent au galop pour les observer, puis s’immobilisèrent et les laissèrent passer en piaffant. C’étaient des animaux superbes, hauts sur pattes, le poil luisant, la robe noire, écarlate, ou mouchetée de noir et de blanc.

« Aucun rapport avec le poney indien », laissa tomber Kickaha. « Le Seigneur n’a importé que l’élite et le dessus du panier. »

Brusquement, le rouquin s’arrêta devant un entassement de rochers. « Voilà mon point de repère », murmura-t-il. Quinze cents mètres plus loin, les deux voyageurs arrivèrent devant un arbre très haut. D’un bond, Kickaha se suspendit à une branche basse et commença de grimper. À mi-hauteur du tronc, il enfonça son bras dans un trou de l’écorce où était dissimulé un gros sac. Il redescendit, ouvrit le sac et le vida de son contenu : deux arcs, deux carquois garnis de flèches, une culotte de peau et une ceinture à laquelle était fixé un long couteau d’acier dans son fourreau.

Wolff enfila la culotte, ceignit la ceinture et s’empara des armes. « Tu sais te servir d’un arc ? » s’enquit Kickaha. « C’est un sport que j’ai pratiqué toute ma vie.

— Parfait ! Tu auras plus souvent qu’à ton tour l’occasion de mettre ton talent d’archer à l’épreuve. En route ! Nous avons un long chemin à faire. »

Ils repartirent, faisant cent pas en courant, cent pas en marchant. Soudain Kickaha désigna du doigt la chaîne de montagnes qui s’élevait à droite.

« C’est là qu’habite ma tribu, les Hrowakas, le Peuple de l’Ours. Un peu plus de cent kilomètres à couvrir. Quand nous y serons, nous pourrons souffler un moment et nous préparer à la longue étape qui nous attend.

— Tu n’as pas l’air d’un Indien.

— Et toi, mon cher, tu n’as pas l’air d’un vieux monsieur de soixante-six ans. C’est comme ça ! Je ne t’ai pas raconté ma vie parce que je voulais d’abord connaître la tienne. Ce soir, je t’en parlerai. »

Ils ne dialoguèrent plus guère ce jour-là. De temps en temps, Wolff s’exclamait à la vue de tel ou tel animal. Il y avait de grands troupeaux de bisons noirs et hirsutes beaucoup plus gros que leurs cousins terrestres. Ils rencontrèrent d’autres chevaux et une créature dont on eût dit qu’elle était un prototype de chameau, encore des mammouths et une famille de mastodontes des steppes. Ils croisèrent également six lynx qui les suivirent quelque temps. À l’encolure, les fauves atteignaient presque la taille de Wolff. Se rendant compte de l’inquiétude de ce dernier, Kickaha éclata de rire : « Ces animaux-là n’attaquent que s’ils ont faim et avec tout le gibier qui foisonne ici il y a peu de chances qu’ils soient affamés. Ils sont curieux, c’est tout. »

Bientôt, la meute s’élança à la poursuite d’antilopes zébrées qui venaient d’émerger d’un boqueteau.

« Voici l’Amérique du Nord telle qu’elle était longtemps avant l’arrivée de l’homme blanc », commenta Kickaha. « Une étendue immense et vierge abritant une faune aux espèces innombrables et quelques tribus errantes. »

Un vol de centaines de canards sauvages passa dans le ciel en couinant. Un faucon fondit comme une pierre et repartit avec un volatile dans les serres. « Les Terres des Chasses Heureuses ! » s’écria Kickaha. « Enfin… Elles ne le sont pas toujours pour tout le monde ! »

Au bout de plusieurs heures, le soleil passa de l’autre côté de la montagne. Au bord d’un petit lac, Kickaha retrouva l’arbre en haut duquel il avait installé une plate-forme. « Nous passerons la nuit là », dit-il. « Nous monterons la garde à tour de rôle. Il n’y a guère que la belette géante qui soit susceptible de nous attaquer dans un arbre mais c’est un danger qui n’est pas négligeable. En outre, et ce serait encore pire, il y a peut-être des tribus sur le sentier de la guerre. »

Le rouquin s’éloigna, l’arc à la main. Un quart d’heure plus tard, il revint avec un impressionnant lapin. Wolff avait allumé un feu qui brûlait sans dégager beaucoup de fumée, et ils firent rôtir le lapin.

Tout en mangeant, Kickaha expliqua à Wolff comment se présentait la topographie des lieux.

« On peut dire ce qu’on voudra du Seigneur, il n’est pas possible de nier qu’il ait fait un travail remarquable en construisant ce monde. Prends ce niveau, par exemple, l’Amérindia. Il n’est pas vraiment plat. Il se compose d’une succession de vallonnements peu accentués ayant chacun environ deux cent cinquante kilomètres de long, ce qui permet à l’eau de s’écouler, aux ruisseaux, aux rivières et aux lacs de se former. La neige n’existe nulle part sur cette planète : c’est normal puisqu’il n’y a pas de saison et que le climat est uniforme. Mais il pleut tous les jours. Les nuages viennent de l’espace. »

Le repas terminé, ils recouvrirent le feu de cendres. Wolff prit le premier tour de garde mais Kickaha ne dormit pas ; il parla. Et quand le rouquin l’eut relevé, Wolff continua de l’écouter car son compagnon était intarissable.

Jadis, plus de vingt mille ans auparavant, les Seigneurs résidaient dans un univers parallèle à la Terre. On ne les appelait pas encore les Seigneurs et ils n’étaient pas nombreux à l’époque car ils étaient les derniers survivants d’une guerre qui les avait opposés pendant des millénaires à d’autres espèces. Peut-être étaient-ils dix mille, tout au plus.

« Mais cette infériorité en quantité était compensée par leurs qualités », expliqua Kickaha. « Notre science, notre technologie comparées aux leurs ne s’élèvent pas au-delà du niveau de la culture des aborigènes de Tasmanie. Ils avaient les moyens de fabriquer ces univers privés. Et ils les ont édifiés. À l’origine, ce n’étaient que des terrains de jeux ; en quelque sorte, des clubs microcosmiques réservés à de petites élites. Et puis ils en vinrent à se quereller. C’était inévitable puisque, en dépit de leurs pouvoirs presque divins, ils étaient humains. Ils avaient – ils ont toujours – un sens de la propriété aussi développé que le nôtre. Et ils se battirent entre eux. Je suppose qu’il y eut également des morts accidentelles et des suicides. En outre, l’isolement et la solitude firent des Seigneurs des mégalomanes. Quoi de plus naturel si l’on considère que les uns et les autres jouaient à être de petits dieux et qu’ils finirent par croire à leur personnage ! Mais c’est une histoire qui recouvre des millénaires et il faut que j’abrège. Le Seigneur qui construisit l’univers où nous sommes se trouva tout seul, un beau jour. Il s’appelait Jadawin. Il n’avait même pas une compagne de sa race. Et il n’en voulait pas. Pourquoi eût-il partagé ce monde avec un de ses pairs alors qu’il pouvait être un Zeus ayant à sa disposition un million d’Europe et les plus ravissantes des Léda ? Ce monde, il l’avait peuplé d’êtres provenant d’autres univers, de la Terre notamment, ou qu’il avait créés dans les laboratoires de son palais, lequel se dresse au sommet du dernier niveau. Il fabriquait à son gré de divines beautés ou des monstres exotiques. Il n’y avait qu’un ennui : régner en maître sur un seul univers ne satisfaisait pas les Seigneurs qui convoitaient les domaines de leurs collègues. Aussi le conflit se perpétua-t-il. Ils construisirent des défenses pratiquement invulnérables, imaginèrent des modes d’agression imparables. La lutte devint un jeu de mort. Il était fatal qu’il en aille ainsi car l’ennui et la mélancolie étaient des ennemis contre lesquels les Seigneurs ne pouvaient rien. Quand on est virtuellement omnipotent, quand les créatures qui sont vos vassales sont trop humbles et trop débiles pour susciter votre intérêt, comment trouver un frisson nouveau sinon en risquant l’immortalité dont l’on bénéficie en affrontant un autre immortel ?

— Mais où interviens-tu dans cette histoire ? » s’enquit Wollf.

« Moi ? Sur Terre, je m’appelais Paul Janus Finnegan. Mon second prénom est, en fait, le nom de famille de ma mère. Tu n’ignores pas que Janus est aussi le nom d’un dieu romain, le maître des portes, le dieu de l’ancienne et de la nouvelle année, le dieu aux deux visages – l’un qui regarde en avant, l’autre qui regarde en arrière. »

Kickaha sourit et reprit : « C’est un nom parfaitement approprié, ne trouves-tu pas ? J’appartiens à deux mondes et je franchis la porte qui les sépare. Note bien que je ne suis jamais revenu sur la Terre. Je n’en ai d’ailleurs pas envie. J’ai connu maintes aventures et je jouis ici d’une notoriété que je n’aurais jamais pu acquérir sur ce vieux globe sinistre. Kickaha n’est qu’un de mes pseudonymes. Sur ce niveau, je suis un grand chef et je ne manque pas d’influence sur d’autres. Tu auras l’occasion de le constater. »

Wolff commençait à se poser des questions. Son interlocuteur se montrait tellement évasif qu’il le soupçonnait d’avoir une autre identité qu’il préférait taire.

« Je sais ce que tu penses mais tu te trompes », enchaîna Kickaha. « Je suis un forban mais je joue cartes sur table avec toi. À propos, sais-tu pourquoi le Peuple de l’Ours m’a baptisé Kickaha ? Dans sa langue, un kickaha est un héros mythologique, une sorte d’escroc semi-divin. Un peu comme le Vieil Homme Coyote des Indiens des plaines, le Nanabozho des Ojibwais ou le Wakdjunkaja des Winnebagos. Un jour, je te raconterai comment j’ai gagné ce totem et comment je suis devenu le conseiller des Hrowakas. Mais, pour le moment, j’ai des choses plus importantes à te dire. »

Le Faiseur d'Univers
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